Deux études analysent les niveaux de pénétration des entités externes dans l'appareil d'État en Afrique. Les analyses focalisent l'attention sur neuf nations du continent dans lesquelles des groupes ou des individus ont le pouvoir de mettre une pression politique et économique afin de détourner à leur profit les choix des gouvernements.
Réseaux de pouvoir privés, groupes économiques influents, ensembles d'individus et d'organisations capables de guider les décideurs politiques. Et encore des courtiers d'affaires, des appareils législatifs, des décideurs ministériels. Mais aussi les commissions électorales et même les médias. Pris ensemble, mais aussi pris individuellement, ils contribuent à créer ce que l'on appelle les « Etats fantômes ». Ils opèrent pour manipuler les appareils politiques des États et des gouvernements pour détourner les décisions, les lois, les choix économiques à leur propre profit plutôt que dans l’intérêt des citoyens.
Bref, une véritable menace à la fois pour les libertés civiles et pour le développement inclusif en Afrique. Et, en un mot, à la démocratie. Une situation qui non seulement mine la transparence et la responsabilité des appareils gouvernementaux, mais facilite également la corruption et les abus de pouvoir, en particulier dans les contextes plus autoritaires.
Des choses que l'on sait depuis longtemps, que l'on tente - souvent maladroitement - de cacher mais qu'aujourd'hui deux rapports mettent sur papier. L'un a été publié par le Centre ghanéen pour le développement démocratique et se concentre sur cinq pays : le Bénin, le Ghana, le Kenya, le Mozambique et le Nigéria. L'étude démontre le niveau de prise de contrôle et de subversion des institutions démocratiques par des entités extérieures à l'État.
Le deuxième rapport, édité par Democracy in Africa, examine comment des réseaux non élus peuvent infiltrer et subvertir les structures étatiques. Dans ce cas, les experts ont étudié les cas d’ « Etats fantômes » en République démocratique du Congo (RDC), en Ouganda, en Zambie et au Zimbabwe.
Ce qui saute aux yeux, tout d'abord, c'est que les « Etats fantômes » opèrent aussi dans des contextes de développement et de démocratie reconnus. Il suffit de penser au Ghana qui a l'indice de PIB le plus élevé de tous les pays analysés, avec une presse libre et une longue alternance de gouvernements démocratiquement élus, et surtout où les intérêts économiques, par exemple l'exploitation des ressources minérales et pétrolières, sont très forts.
Bien sûr, le niveau de pénétration dans l'appareil d'État, et donc de capacité d'action en son sein, varie selon l'histoire de chaque pays. Il est relativement plus faible ou moins prononcé dans des pays comme le Ghana, précisément, avec une expérience de multiples transferts de pouvoir à travers des élections libres et toujours très participatives, et beaucoup plus élevé dans des États comme le Zimbabwe où, au contraire, le gouvernement n'a jamais essentiellement changé de mains.
Les deux rapports montrent cependant que dans de nombreux pays africains (évidemment pas tous), les décisions politiques et économiques importantes ne sont pas prises par des individus et des appareils étatiques qui répondent d’elles devant leurs citoyens, mais par des réseaux qui incluent des membres de l'exécutif, des courtiers d'affaires politiques, la famille du président, des juges, des hommes d'affaires, des hauts fonctionnaires, des chefs militaires et financiers internationaux.
Dans certains cas, ces réseaux traversent les frontières nationales, à la fois par des liens étroits avec des entreprises internationales ou par l'intégration dans des réseaux criminels organisés transnationaux, de sorte que des ressources importantes sortent du pays.
Outre le niveau d'expansion et la présence de réalités extérieures à l'État, qui pourtant l’administrent, la forme que prennent ces réseaux de contrôle varie également. En Ouganda, l’ « Etat fantôme » est dirigé par un ensemble composé par la famille du président Yoweri Museveni, l'aristocratie militaire du pays, et un certain nombre de parties prenantes du monde des affaires.
Au Bénin, les choses sont très différentes. Ici, le président Patrice Talon a exploité la faiblesse du système juridique, judiciaire et législatif pour transformer l'une des démocraties les plus dynamiques du continent en un État quasi à parti unique.
En RDC, les alliances militaires internationales autour des anciens présidents Laurent Kabila d'abord puis Joseph Kabila, ont joué un rôle fondamental dans la création d'un « Etat fantôme » intimement lié aux réseaux transnationaux de contrebande, notamment de minerais précieux.
En Zambie, les forces de sécurité ont joué un rôle mineur dans le retour à la démocratie qui est plutôt guidée en collaboration par les politiciens civils, les responsables gouvernementaux et les hommes d'affaires privés. Des individus qui, pourtant, avec l'ancien président Edgar Lungu, ont amené le pays au bord de la faillite. Il faut dire que tout cela en Zambie n'a pas empêché, cette même année, la passation du pouvoir.
Au Zimbabwe, au contraire, depuis le début des années 2000, l'importance de l'armée n'a cessé d'augmenter à mesure qu'elle pénétrait progressivement dans les domaines de l'État et de l'économie. A tel point qu'on se demande désormais si celui qui détient le pouvoir et agit en tant que représentant du pays, est le président Emmerson Mnangagwa - qui s'est récemment retrouvé dans l'œil du cyclone en raison de l'émergence d'affaires obscures d’un puissant magnat zimbabwéen, son ancien conseiller - ou les hauts responsables militaires.
Comprendre comment la démocratie est appropriée – lit-on dans l'introduction des rapports - aide à expliquer, dans de nombreux pays, l'absence de progrès vers une consolidation de la démocratie. Mais aussi à répondre à la question de savoir comment il est possible que des gouvernements qui ne parviennent pas à répondre aux besoins des citoyens, à combler les lacunes en matière de développement et de justice sociale, parviennent tout de même à rester à la tête du pays. Et pendant longtemps.
Dans l'analyse des deux rapports, des exemples concrets sont donnés de la façon dont les ganglions du pouvoir occulte parviennent à manœuvrer dans tous les domaines et toujours au détriment ou contre les intérêts de la population. On souligne comment, au Nigéria, des juges milliardaires font leur fortune en acceptant des pots-de-vin pour disculper des dirigeants politiques et des organisations criminelles, facilitant la corruption et créant une culture d'impunité qui sape à la fois la responsabilité démocratique et l'État de droit.
Comme les responsables de la sécurité, les directeurs de banque, les responsables électoraux, les juges et les journalistes, s'entendent avec les membres du parti au pouvoir pour empêcher les militants de l'opposition de mener efficacement leur campagne. C'est le cas des pays comme le Mozambique, l'Ouganda et le Zimbabwe, où le transfert démocratique du pouvoir à la fin du mandat est efficacement empêché.
On examine également comment la police et l'armée en RDC ont installé des postes de commandement à proximité de nouveaux puits de mine, non pas pour protéger les travailleurs, mais pour émettre des impôts non officiels. Nous sommes arrivés à des situations où les exploitants miniers sont obligés de payer 40 gabelles, dont seulement 9 sont des taxes officielles imposées par le gouvernement national.
Mais aussi comment des entreprises liées au parti au pouvoir et à l'armée au Zimbabwe ont utilisé leurs amitiés et leurs réseaux pour créer artificiellement une pénurie de carburant qui a permis de gonfler les prix au détriment des automobilistes, créant de grandes difficultés pour les entreprises et les citoyens.
Ou comment des présidents, comme l'ougandais Yoweri Museveni, accordent des exonérations fiscales à leurs alliés commerciaux en échange de contributions financières à leur campagne électorale, qui gonflent un capital qualifié même de fond de guerre. De cette façon, les revenus du Trésor sont réduits de centaines de millions de dollars, en réduisant automatiquement les fonds qui auraient dû être destinés à la santé et à l'éducation.
Enfin, un autre exemple concret est celui du Ghana, où la conquête partielle de la démocratie a contribué à l'émergence et à la consolidation d’une classe supérieure de Ghanéens mais pas toujours pour des mérites personnels. Au contraire. De très nombreux individus et familles sont devenus riches, et même très riches, grâce à leur accès privilégié à l'État, aux politiciens des partis au pouvoir et de l'opposition, à leurs amis dans le secteur des affaires et dans la bureaucratie de l'État.
Il est évident que la population de ces neuf pays analysés est largement consciente des faiblesses (dans ce cas, le terme est vraiment un euphémisme) de leurs appareils d'État et de leurs représentants, ce qui sape profondément à la fois la confiance dans la démocratie et le sens civique qui est en manque à partir même du niveau des institutions supérieures. Des situations de méfiance et d'incertitude qui mettent davantage en péril la sécurité et la vie civile.
Et dont les dégâts sont évidents : de la création d'une culture d'impunité, qui facilite la corruption et détourne les ressources des investissements productifs, à la manipulation des dépenses et des ressources publiques pour soutenir les réseaux des clients, détourner les investissements vers des mains privées et ainsi assurer la survie politique de « l'Etat fantôme ». De l'existence de réseaux monopolistiques et oligopolistiques qui font monter les prix et permettent aux entreprises liées à « l'Etat fantôme » de faire des profits excessifs.
Toutes situations qui maintiennent les populations dans un état de besoin et de pauvreté. Renverser cette situation est le véritable défi des démocraties africaines.
Voir Gli “stati ombra” che minacciano le democrazie in Africa
Photo. ©Sutterstock
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