En tant que personne rationnelle, dotée d’une culture médico-scientifique, je n’arrive pas à m’habituer à l’idée que tant de gens dans le monde perdent la raison. Certes : un soupçon de folie peut être bénéfique à l’humanité. Érasme de Rotterdam, dans son célèbre ‘Éloge’, écrivit que la folie peut procurer des moments de plaisir : personne ne génère ni n’a été généré, si ce n’est grâce à l’« ivresse joyeuse » de la folie, qui se nourrit « de flatteries, de plaisanteries, d’indulgence, d’erreurs ». D’ailleurs, quoi de plus fou que l’amour entre deux personnes pour toute une vie !
La conception de la folie exprimée par Érasme diminue en partie le rôle de la rationalité dans l’existence humaine, à condition de « ne rien considérer d’humain comme étranger à soi ». Mais ceci est une sage philosophie. Aujourd’hui, malheureusement, on s’engage sur une voie qui fait d’une folie pernicieuse – anti rationnelle et antiscientifique – l’étoile polaire des comportements, ruinant tout projet sensé pour l’avenir de l’humanité.
Ainsi, tandis que le changement climatique détruit la planète, que les puissants du moment estiment juste et nécessaire de faire la guerre et de revendiquer des frontières plus larges pour leurs pays respectifs, qu’un promoteur immobilier veut transformer Gaza en station balnéaire pour riches tout en revendiquant le Groenland « parce que j’en ai besoin », voici l’équivalent d’un ministre de la Santé de l’État le plus puissant du monde, déjà connu pour ses positions anti-vax et anti-santé en général, qui veut contenir l’épidémie d’influenza aviaire en la laissant se diffuser librement.
« Survival of the fittest, la survie du plus apte », disait Darwin. Peu importe qu’il s’agisse de poulets ou de poules pondeuses, de bovins laitiers ou d’êtres humains : ce sont toujours les plus faibles qui en souffrent ! Non seulement les plus faibles physiquement : à l’échelle mondiale, ce sont toujours les pays aux populations les plus pauvres qui succombent !
Le problème de l’influenza aviaire due au virus H5N1 est un exemple, et il est bien plus grave que ce que savent les non-spécialistes. Or la guerre commerciale – d’abord évoquée puis déclenchée par Trump – l’a transformée en un problème de prix des œufs que le nord-américain moyen exige à son petit-déjeuner, au point de faire voler des cargos aériens de nombreux pays européens vers les aéroports nord-américains (droits de douane ou pas) et d’aboutir à des demandes pressantes jusque dans les régions de la plaine du Pô et de la Vénétie, ainsi qu’au Danemark lui-même – malgré le contentieux « Groenland ».
Mais essayons d’y voir un peu plus clair… scientifiquement.
Depuis la première grande épidémie de poulets – celle qui a donné son nom à la grippe aviaire (Hong Kong, 1997) – le virus, classé parmi les virus grippaux de type A à forte diffusion et issu des oiseaux aquatiques, a plusieurs fois fait le tour du monde, transporté par les oiseaux migrateurs, franchissant progressivement les barrières d’espèces, infectant d’autres animaux sauvages puis des mammifères, en particulier les bovins laitiers, avec de rares cas de transmission à l’humain : mais jamais encore en transmission interhumaine.
Aujourd’hui, le virus est répandu en Asie, en Amérique du Nord et du Sud, mais aussi dans les régions arctiques et antarctiques (phoques, lions de mer, etc.), et des foyers existent presque partout. Un récent éditorial de la revue Nature identifie la grippe aviaire comme la prochaine pandémie humaine : il suffirait d’une seule variation génétique supplémentaire pour permettre au virus de se lier parfaitement au récepteur humain (Nature, 27 janvier 2025).
La situation aux États-Unis est particulièrement préoccupante. Le virus est présent dans les eaux de nombreux fleuves et lacs. Plus de 160 millions de poulets ont donc été abattus, en particulier des poules pondeuses : ainsi, le prix des œufs a augmenté de plus de 300 %.
La plus grande inquiétude vient du fait que le virus s’est rapidement répandu parmi les bovins laitiers, où il infecte les glandes mammaires en se transmettant d’animal à animal à travers les machines à traire automatiques.
Les animaux infectés peuvent être asymptomatiques. Le virus se retrouve en effet aussi dans le lait provenant d’exploitations apparemment indemnes. La Food and Drug Administration a donné des indications strictes de faire bouillir le lait – pratique qui inactive le virus – mais, folie des folies, un mouvement, Go to Raw Milk, s’est développé aux États-Unis, un mouvement négationniste qui, avec le soutien total du ministre RF Kennedy Jr, pousse à boire du lait cru. On compte aujourd’hui environ un millier d’infections humaines et au moins un décès. Mais la mortalité, dans d’autres pays aux systèmes de santé plus fragiles, atteint probablement 50 % des infectés.
Après l’entrée en fonction du nouveau gouvernement américain, le retrait des États-Unis de toutes les organisations internationales a également entraîné le blocage des informations sanitaires, jusqu’à l’adoption d’une politique consistant à laisser la grippe aviaire se diffuser, dans l’espoir que se sélectionnent spontanément des animaux résistants : phénomène hautement improbable au vu des caractéristiques du virus.
L’OMS (Organisation mondiale de la santé) continue de travailler pour surveiller la diffusion de la maladie dans les autres pays, prête à imposer l’abattage de tous les animaux dans les élevages touchés, et à préparer des vaccins en cas de transmission interhumaine. Un plan mondial de lutte contre la grippe aviaire existe depuis 2008, désormais compromis par le manque de données et de financements en provenance des États-Unis.
La situation est paradoxale : partout dans le monde, on s’efforce d’orienter les systèmes de santé vers la One Health Initiative, un système coordonné dans lequel la santé humaine est indissociable de celle des animaux, des plantes et de l’environnement (voir schéma ci-dessous).
Une telle politique exige des interventions de protection des territoires (urbains et ruraux) et de la biodiversité, l’usage rationnel des médicaments pour prévenir l’anti bio-résistance, des mesures de mitigation et d’adaptation face aux changements climatiques, le contrôle des zoonoses et des maladies infectieuses, la sécurité des aliments et de l’approvisionnement alimentaire, ainsi que la lutte contre la pollution environnementale. Autant d’activités qui ne figurent pas parmi les priorités du président américain actuel, dont la seule préoccupation est de faire de l’argent !
Quelle santé globale y a-t-il à laisser mourir des animaux infectés de graves symptômes respiratoires, de diarrhées, de tremblements et d’étouffements, sans intervenir, dans le seul but de générer une improbable résistance ? Et si le virus franchissait définitivement la barrière d’espèce à cause de politiques inefficaces de lutte contre la contagion et que nous nous retrouvions face à une nouvelle pandémie, que ferions-nous ? Attendre patiemment que la loi du Survival of the fittest fonctionne de nouveau ?
L’OMS déclare être prête à produire un vaccin ad hoc, mais certainement pas à affronter une nouvelle pandémie mondiale dans un monde où les principales institutions américaines se proclament anti-vax.
Dans le monde façonné par l’Homo Sapiens, il n’existe pas de réponses simples et efficaces à des problèmes complexes : nous avons exploité le monde pour nos propres besoins, à notre usage et à notre consommation, au détriment de toute biodiversité, nous enfermant dans des cages physiques, politiques et sociales où la nature continue d’évoluer dans un processus irréversible aux temporalités bien différentes de celles que nous voudrions.
Il faut un bain de réalité – scientifiquement fondé – qui amène à considérer que la vie sur Terre continuera de toute façon, avec ou sans les Sapiens. Même sans les Sapiens !
« L’espérance ne déçoit pas », a dit le pape François en annonçant le Jubilé de l’espérance. Et alors, il me vient encore d’espérer en une plus grande rationalité et en une véritable information scientifique ! Je lis que Robert Kennedy Jr s’est précipité au Texas aux funérailles d’une fillette de 8 ans, issue d’une famille anti-vax, morte de la rougeole dans une épidémie qui a touché plus de 500 cas. Les journaux rapportent ses paroles tardives : « Je suis ici pour consoler la famille ; la seule solution est le vaccin ». Espérons !
Voir, Follie antiscientifiche
Giulio Marchesini est professeur de diététique à l’Université d’études « Alma Mater » de Bologne. Il est membre du groupe Énergie pour l’Italie (www.energiaperlitalia.it)
Photographie de Nir Elias/Reuters/Redux
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