Certaines des plus grandes entreprises au monde peuvent influencer de façon déterminante le processus démocratique par une intense activité de lobbying, l’exploitation des travailleurs et en s’appuyant sur les énormes profits qu’elles réalisent pour financer un agenda politique axé sur le contrôle technologique et la militarisation de l’économie. C’est ce que révèle le rapport annuel ‘Corporate Underminers of Democracy’ : il s’agit d’une liste annuelle d’entreprises qui violent les droits humains et des travailleurs, consolident le pouvoir de l’industrie de l’armement et évitent les impôts, liste dressée par la Confédération Internationale des Syndicats (CIS), dont la mission est la promotion et la défense des droits et intérêts des travailleurs, à travers la coopération internationale entre syndicats, des campagnes globales et des actions de sensibilisation.
Dans la liste établie cette année figurent Amazon, Anduril Industries, Meta, Northrop Grumman, Palantir Technologies, Space Exploration Technologies et Vanguard. Ces géants de l’informatique et de la technologie favorisent un militarisme croissant, exercent des pressions pour une large déréglementation dans le secteur de la défense, ne respectent pas les droits humains et des travailleurs et, via la concentration de la richesse, parviennent à imposer de nouvelles formes de gouvernement basées sur un contrôle technologique et numérique toujours plus important et sur le profilage des utilisateurs. Les données sont en effet la véritable mine d’or des sociétés techno‑capitalistes.
Amazon
L’entreprise du milliardaire Jeff Bezos, connue dans le monde entier, auprès de laquelle les consommateurs occidentaux achètent et reçoivent directement chez eux d’innombrables biens chaque année, organise régulièrement des événements dans le secteur de la défense et a conclu un accord de 1,2 milliard de dollars avec Google et le gouvernement israélien d’extrême‑droite pour intensifier la surveillance des Palestiniens dans les Territoires occupés. Selon un rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies, Amazon soutient l’infrastructure cloud israélienne « Project Nimbus », que des responsables militaires ont qualifiée d’« arme en tous les sens ». L’entreprise de Bezos a en outre dépensé au moins 19,1 millions de dollars pour faire du lobbying auprès du gouvernement américain en 2024, afin de maintenir le statut d’Amazon Web Services (AWS), c’est‑à‑dire celui de principal fournisseur de cloud computing pour l’industrie des armements. Et, en 2025, elle a exercé des pressions pour empêcher la réglementation de l’intelligence artificielle.
Mais le pouvoir d’influence d’Amazon ne s’arrête pas là : il s’étend également au domaine des agences de renseignement : le colosse du commerce en ligne a en effet un contrat de 10 milliards de dollars avec la National Security Agency, plusieurs contrats de soutien à la Joint Warfighting Cloud Capability du Département de la Défense des États‑Unis et des centaines de millions de dollars de contrats avec la CIA (Central Intelligence Agency). Cela signifie qu’Amazon collabore directement dans les activités de renseignement national, ayant probablement aussi voix au chapitre dans les décisions et le fonctionnement des services secrets.
Sur le plan de l’équité et de la justice sociale, on observe une énorme disproportion entre les rémunérations perçues par les dirigeants et celles des travailleurs : il suffit de penser que l’actuel directeur général d’Amazon, Andy Jassy, perçoit un salaire 43 fois supérieur à la moyenne d’un employé d’Amazon, tandis que l’entreprise investit des millions de dollars dans des consultants antisyndicaux pour réprimer l’organisation et les protestations de ses employés à travers le monde.
Anduril Industries et Meta
Anduril, probablement la moins connue des entreprises figurant dans la liste, est une société américaine spécialisée dans les systèmes de défense basés sur l’intelligence artificielle, notamment des drones autonomes, des tours de surveillance, de l’IA pour la prise de décision sur le champ de bataille, des systèmes de sécurité des frontières et des logiciels de simulation pour l’entraînement militaire virtuel. En bref, c’est l’entreprise qui construit l’infrastructure de la guerre automatisée — dans laquelle les machines peuvent tuer de façon autonome — et de la surveillance numérique, de manière rapide et à grande échelle. La société travaille pour le Département de la Défense des États‑Unis, la Border Patrol et les forces militaires des alliés de l’OTAN.
Quant à Meta Platforms, la société de Mark Zuckerberg qui contrôle Facebook et Instagram, elle avait déjà été ciblée pour avoir censuré plusieurs utilisateurs sur ses réseaux sociaux notamment pendant la pandémie de Covid‑19, également sur la base des directives du gouvernement américain. Récemment, Meta a censuré des contenus qui dénonçaient le génocide à Gaza et exprimaient un soutien à la résistance palestinienne. Allant jusqu’à dénoncer ceux qui, au sein même de l’entreprise, s’opposaient à la censure. En même temps, elle a permis sur ses plateformes sociales la publication d’annonces publicitaires de la part d’agences immobilières israéliennes promouvant la vente de logements dans des villages et localités de la Cisjordanie occupée.
De plus, le colosse de Zuckerberg s’oriente de plus en plus vers l’usage militaire de ses technologies : par exemple, il a levé l’interdiction d’utilisation militaire de son IA « Llama » pour des entreprises américaines et a annoncé un partenariat avec Anduril pour développer des casques de réalité virtuelle pour le contrôle de machines sans pilote sur le terrain. Le Pentagone utilise aussi l’IA de Meta : il s’agit d’un modèle linguistique de grande taille basé sur des données publiques et sous licence, obtenues notamment à partir de publications d’utilisateurs sur Facebook et Instagram et des interactions des utilisateurs avec l’intelligence artificielle de Meta. Ces données peuvent désormais être utilisées par l’armée américaine et les entrepreneurs de l’industrie de l’armement à des fins de surveillance et de guerre.
Technologies Palantir et Vanguard
Au cours de deux décennies, Palantir Technologies, appartenant au milliardaire Peter Thiel, est devenue de facto le système d’exploitation des données pour la guerre, les activités policières, le contrôle de l’immigration et l’analyse de renseignement. Palantir a accumulé au moins 1,3 milliard de dollars de contrats militaires américains pour la construction de plateformes de surveillance de nouvelle génération utilisées à la fois par les forces armées et par la police nationale. L’entreprise spécialisée dans l’analyse des big data joue d’ailleurs un rôle déterminant dans la bande de Gaza assiégée, où ses produits soutiennent l’application, par Israël, d’un système de ciblage basé sur l’intelligence artificielle connu sous le nom de « Lavender ». Le conseil d’administration de l’entreprise est ouvertement pro‑israélien et, en janvier pour la première réunion de 2025, s’est réuni à Tel Aviv en déclarant explicitement son soutien à Israël. Tout au long du mois de mai, les actions de Palantir ont explosé, en faisant l’entreprise la plus performante dans l’indice S&P 500. Le système d’espionnage de Palantir permet aussi la surveillance de masse des civils américains via la collecte des données personnelles de la population.
La société de conseil en investissements américaine Vanguard Group, quant à elle, est le plus grand investisseur au monde dans la production d’armes nucléaires. En 2022, Vanguard a investi la somme vertigineuse de 68,2 milliards de dollars dans des entreprises productrices d’armes nucléaires, dont Aerojet Rocketdyne (États‑Unis, Royaume‑Uni), Airbus (Pays‑Bas), BAE Systems (Royaume‑Uni), Boeing (États‑Unis), General Dynamics (États‑Unis), Honeywell (États‑Unis), L3Harris (États‑Unis), Leonardo (Italie), Lockheed Martin (États‑Unis), Northrop Grumman (États‑Unis), RTX Corporation (États‑Unis), Safran (France) et Thales Group (France). Elle est également parmi les deux premiers actionnaires d’Amazon (7,97 %), Palantir (9,43 %), Northrop Grumman (9,37 %) et Meta (8,88 %).
Le fonctionnement de ces entreprises montre comment la concentration de la richesse dans les mains de quelques milliardaires entraîne aussi une concentration de pouvoir qui vide immédiatement de sens et de crédibilité les sociétés dites démocratiques, dans lesquelles les décisions qui comptent ne sont pas prises par les citoyens, mais sont fondées sur le pouvoir de l’argent. On peut appeler cela la « plutocratie ». Elle trouve son centre vibrant dans les grandes sociétés technologiques, dans la Silicon Valley et dans la puissante finance internationale. Inutile de dire que cette oligarchie mène un agenda dystopique de contrôle technologique et de profilage numérique de la population et se tourne désormais radicalement vers le secteur de l’armement, compte tenu aussi du scénario géopolitique troublé et incertain. Le tout montre également comment la technologie – considérée comme une conquête de la civilisation moderne, peut être employée rapidement dans des secteurs de guerre causant destruction et mort, comme le montre le cas de Gaza. Cette concentration de pouvoir au sein d’un cercle restreint de personnes – qui souvent adhèrent à l’idéologie trans humaniste et techno scientiste – ne peut que saper davantage les droits des travailleurs et influencer l’agenda politique mondial dans une direction autoritaire et fortement orientée vers la guerre, l’oppression et la militarisation. Le tout alors que les économies occidentales subissent un déclin brutal.
Voir, Lobbismo, oppressione, militarizzazione dell’economia: la lista delle aziende peggiori al mondo
Photo : Anduril Industries : L’Avenir de l’Industrie de la Défense
*Diplômée en économie et gestion du patrimoine culturel de l’Université Catholique de Milan. Elle s’occupe principalement de géopolitique et d’économie avec une attention particulière aux dynamiques internationales et aux relations de pouvoir globales.
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