Andrés Trapiello (León, Espagne, 1953) raconte qu’il a eu une chance incroyable dans la vie : « On m’a mis dehors de tous les endroits dont j’aurais dû partir ». C’est le début d’une interview à la fois ironique et sceptique, publiée dans Ethic. Lorsqu’on lui demande : « Dans les sociétés laïques, les idéologies sont-elles devenues les religions modernes ? », il répond, avec désillusion : « Je ne leur donnerais même pas le statut de religion. Les idéologies sont les nouvelles sectes » (Las ideologías son las nuevas sectas).
Selon Trapiello, ces sectes se sont « dotées d’un habillage idéologique », qui n’est rien d’autre « qu’un sentiment, un élan, une intuition. Une religion est une réponse à l’ineffable, à l’éternité, à la finitude humaine, tandis que ces idéologies ressemblent à cela, mais face à une sorte de paradis sur terre qu’elles cherchent à atteindre par différents postulats — la politique, l’écologie, le féminisme, Gaza — et elles changent constamment pour ne pas briser ce qui est essentiel dans la secte : non pas le sentiment, mais la cohésion entre ses membres. L’appartenance à un groupe les rend forts ».
Une simple recherche sur Internet, avec Google, ChatGPT ou même Google Gemini, confirme de manière surprenante cette affirmation : les idéologies fonctionnent comme des sectes, dont la cohérence ne repose pas sur la science, le savoir ou la recherche de la vérité, mais sur « l’appartenance ». « L’hégémonie culturelle — poursuit Trapiello — fait que beaucoup de personnes de gauche deviennent culturellement suprémacistes. Quelqu’un de gauche pense qu’il aime davantage la culture et qu’il a lu plus, simplement parce qu’il est de gauche ». Pourtant, cette hégémonie, qu’elle soit de gauche ou de droite, n’est rien d’autre qu’une appartenance à une secte idéologique.
La conséquence est que, lorsqu’on parle de Gaza-Israël ou d’antifascisme-islamophobie, la notion d’appartenance prime sur la réalité et étouffe toute perspective.
Dans cette édition de notre newsletter, en ce début d’année, pour « sortir de toute appartenance » nous choisissons d’abandonner le format habituel et, au risque d’un mélange désordonné, de présenter différentes opinions sur des sujets brûlants et d’actualité, sans prétendre les approuver totalement ou partiellement. Humblement, et sans aucun soutien économique ou politique, nous tenons à souligner ce qui nous soutient : l’espoir, ce que Paola Mastrocola appelle La pazienza del desiderio - La patience du désir -. Son article s’adresse aux jeunes, mais il éclaire un chemin à suivre tout au long de la vie, y compris dans la sphère publique, et c’est pourquoi nous le reproduisons en l’adaptant : l’espoir dans l’attente est aujourd’hui plus nécessaire que jamais.
L’espoir est désir
L’espoir, c’est croire et avoir confiance que ce que nous désirons se réalisera. Désirer vient de de sidera, « être sous les étoiles », ressentir leur distance et souffrir de leur éloignement. C’était un terme utilisé par les augures, qui sans étoiles ne pouvaient ni voir ni prédire l’avenir. L’espoir est donc avant tout un geste contemplatif et intérieur. Dans l’obscurité de la nuit, contempler les étoiles et trouver en soi la confiance que ce qui nous manque (ce que nous désirons) se réalisera, c’est entrer dans la réalité du désir.
Le mot avenir est également magnifique : il vient de ad-venio et signifie ce qui vient à nous. C’est la rencontre. Aventure a la même origine. Le chevalier médiéval qui part à l’aventure ne part pas seulement pour aller à la rencontre, mais pour que quelque chose vienne à lui.
Être sous les étoiles, désirer et espérer que quelque chose ou quelqu’un avance vers nous, et qu’il nous surprenne : c’est le message que nous devrions transmettre aux jeunes et à tous ceux qui s’inquiètent pour l’avenir. Adoptez une attitude d’attente confiante, attendez une rencontre, et laissez-la susciter émerveillement et surprise.
L’espoir, pivot de la vie et de la politique
Il est réjouissant de constater que le pape Léon, dans sa lettre apostolique, a choisi « l’espoir » comme mot central pour l’éducation des jeunes. Mais l’espoir ne doit pas se limiter à l’éducation : il doit être la boussole de toute la communauté et le moteur de l’action politique et sociale. L’espoir concerne l’avenir. Une jeunesse qui se sent sans avenir reflète le malaise d’une société entière incapable de se projeter dans un futur commun. Une communauté qui ignore l’avenir est triste, sans lumière, et condamnée à l’immobilisme.
Paul Nizan écrivait dans Aden Arabia : « J’avais vingt ans. Je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie ». Il n’a jamais été facile d’être jeune, et il n’est jamais facile d’exister à tout âge. La jeunesse est l’âge de l’incomplétude, où l’on ne sait pas clairement qui l’on est ni où l’on va, et où l’on est donc plus exposé à l’insécurité et aux influences extérieures. Aujourd’hui, l’avenir (et le présent !) effraie, et la peur est le pire ennemi de l’espoir.
C’est une responsabilité de ne pas amplifier la fragilité des jeunes et de la société, mais de cultiver la résilience en chacun, jeune ou adulte. Dans le domaine public comme privé, accompagnons-nous et guidons-nous afin que chaque personne et chaque initiative légitime trouve la force de se réaliser malgré les obstacles politiques et sociaux. La réflexion et la prudence deviennent indispensables ; elles évitent les paroles creuses. Comme le dit un proverbe swahili : Heri kujikwaa kidole kuliko ulimi — mieux vaut trébucher avec les doigts qu’avec la langue.
L’espoir, imagination politique et sociale
Espérer n’est pas un sentiment que l’on puisse imposer ou enseigner. Mais une disposition de l’esprit que l’on peut cultiver par la pensée et l’imagination. L’espoir est une forme très élevée d’imagination. Quand nous espérons, nous sommes comme un artiste qui façonne dans son esprit une œuvre qui n’existe pas encore, qui pourrait exister. Ce verbe, pourrait, est essentiel : il ouvre la possibilité à la vie, il permet de croire en un dessein.
Pour la foi, c’est le Dessein de Dieu ; pour la sphère publique, c’est le Projet d’une société juste et fraternelle que nous sommes appelés à modeler. Il faut croire en ce dessein, en ce futur. L’espoir est un mouvement vers l’avant. Ce n’est pas l’optimisme naïf de celui qui dit « tout ira bien ». Parfois, les choses ne vont pas bien du tout. Et le mal existe, dans les guerres, dans la corruption et dans les injustices. Notre tâche, en tant que communauté et acteurs politiques, est de reconnaître ce qui n’est pas mal et de le soutenir : comme disait Calvin, « chercher et savoir reconnaître, au milieu de l’enfer, ce qui n’est pas enfer, le faire durer, et lui donner de l’espace ».
La vie intérieure, service à la Polis
L’enfer des guerres, de la violence, des injustices, des réseaux sociaux tyranniques, du conformisme et de l’intelligence artificielle nous entoure, ainsi que ces idéologies qui sont devenues des sectes. Les êtres humains ont une âme à défendre ; nous avons besoin de l’art pour vivre, il nourrit notre vie intérieure : chanter des vers, jouer de la cithare. Le pape le rappelle : « Aucun algorithme ne pourra remplacer ce qui rend l’éducation humaine : poésie, ironie, amour, art, imagination ».
Il est essentiel de cultiver la vie intérieure chez les jeunes et à tout âge. Ne pas chercher des réponses immédiates, mais embrasser un temps long, avec patience, l’art de « supporter », nécessaire à la construction personnelle et sociale.
Le proverbe africain dit : Haba na haba hujaza kibaba — c’est peu à peu que l’on atteint la mesure. L’espoir, dans la sphère publique comme privée, se construit par la constance patiente de petites actions, l’écoute d’opinions diverses, même contradictoires : essence du dialogue intérieur et public.
Sa propre vie intérieure est la manière patiente d’être sous les étoiles. S’immerger dans l’auto-éducation continue, investir temps et énergie dans la culture, la réflexion et le savoir. Le temps libre est un privilège qui permet de se préparer à affronter les obligations pratiques, bureaucratiques et économiques sans en être écrasé, mais en les affrontant avec sagesse, en partageant avec les autres.
C’est la base de l’action politique et sociale, qui consiste à imaginer un autre monde possible. Comme le disait Ernst Bloch dans Au Principe l’Espérance : espérer, ce n’est pas accepter passivement la réalité telle qu’elle est, mais construire des utopies concrètes, possibles et justes pour soi-même et pour la Polis.
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